Démocratiser la gouvernance d’entreprise
La gouvernance d’entreprise, ou gouvernement d’entreprise, est une notion tellement singulière, qu’elle apparaît souvent comme une grande inconnue, en même temps que le secret le mieux gardé des états-majors des entreprises. Et pour cause. La gouvernance d’entreprise est l’incarnation même du pouvoir. Ce lieu, où l’influence est maître d’un jeu, qui voit des dirigeants et autres représentants des intérêts de l’entreprise – administrateurs, actionnaires, fonds de pension… – débattre, échanger, imposer et/ou s’opposer, pour, au bout du compte, décider. Décider d’une seule et même voix de la place que prendra l’entreprise dans son marché, dans l’économie et au sein de la société.
Parce qu’elle initie et supporte le projet de l’entreprise et toutes ses ambitions, la gouvernance est un sujet stratégique. Parce qu’elle incarne les valeurs, les principes et les règles qui encadrent le fonctionnement de l’entreprise, la gouvernance est un sujet d’exemplarité. Parce qu’elle porte un modèle de développement et d’utilité sociale, la gouvernance est un sujet de responsabilité sociétale. Pour toutes ces raisons, la gouvernance est probablement l’un des sujets les plus utiles à mettre en lumière pour penser l’entreprise dans la voie d’un développement durable et responsable.
Mais si le sujet est utile, il n’en reste pas moins particulièrement délicat à aborder, à la fois pour des questions de compréhension, de complexité et de connivence avec la notion de pouvoir, mais également parce que la gouvernance d’entreprise apparaît encore bien trop souvent comme une puissante oligarchie. Une puissante oligarchie opaque, discrète, pratiquant le corporatisme pour conserver ses prérogatives et demeurer ainsi inaccessible et inatteignable.
Qu’on se le dise, la gouvernance d’entreprise, devenue de nos jours et presque sans conteste un sujet d’initiés, est tout sauf un sujet démocratique. Au-delà de l’impact moral et éthique que cela comporte, cela s’inscrit surtout en totale opposition au modèle d’entreprise durable. Cette dernière, agit en concertation, avec et pour l’ensemble de ses parties prenantes, dans un marché entendu comme un écosystème, où chaque acteur économique doit s’interroger sur son utilité sociale, sa participation active à l’intérêt général, à sa place dans le monde qui nous entoure.
Dans ce contexte, comment faire de la gouvernance d’entreprise, de cet un exercice économique du pouvoir, un art éclairé pour conduire le projet de l’entreprise de façon durable et responsable ?
Faciliter la compréhension d’un sujet aussi mal maîtrisé que complexe.
Une étymologie complexe.
D’une étymologie complexe – du latin gubernare, emprunté au grec kubernâo, le terme de gouvernance fut employé en ancien français sous l’Ancien Régime avant de disparaître du vocabulaire pendant plusieurs siècles. Ce n’est que dans les années 90 que le mot gouvernance réapparaît en France, plutôt dans les milieux autorisés, à travers l’appellation anglaise « governance ». Un terme manifestement compliqué, volontairement chassé du vocabulaire pour revenir ensuite comme traduction d’un terme anglais, d’aucuns pourraient y voir le signe d’une gouvernance destinée à rester à l’écart de la chose publique. Le fait est que la gouvernance est un sujet très peu connu et surtout très peu maîtrisé, et notamment des premières concernées, les organisations elles-mêmes – entreprises, fondations ou associations.
Combien, parmi celles et ceux qui composent l’entreprise, savent ce qu’est réellement la gouvernance ? Combien de dirigeants peuvent aujourd’hui sans sourciller prétendre en maîtriser parfaitement les rouages et toutes les subtilités ? Combien d’entreprises cohabitent avec leurs organes de gouvernance sans vraiment y voir l’opportunité d’être meilleures et plus performantes ? Enfin, combien, d’entreprises vivotent avec une gouvernance handicapée, tronquée ou totalement inexistante par manque de connaissance ? Un comble en forme d’ironie, qui suggère néanmoins que le sujet est complexe et nécessite de s’y intéresser de près et en profondeur pour l’appréhender pleinement et à sa juste mesure.
Un gouvernement d’entreprise, des organes de gouvernance.
Une complexité qui prend forme, tout d’abord, avec la diversité des organes et des instances qui composent la gouvernance. En effet, derrière le terme au singulier de gouvernance, ce sont plusieurs groupes d’acteurs – direction générale, conseil de surveillance, directoire, conseil d’administration, comités exécutifs, comités spécialisés, conseil des sages – qui interviennent, chacun avec des rôles et des attributions dont la justesse dans l’exercice ne tient véritablement que dans la clairvoyance et la loyauté de ceux qui les incarnent. Rien n’est aussi évident en matière de gouvernance que la difficulté à prendre des décisions et à déterminer les règles, les comportements et les mécanismes qui permettront de prendre les bonnes décisions, au bon moment – le fameux principe « comply or explain » en est une belle illustration. Une difficulté qui s’apprécie à l’aune d’un contexte d’entreprise, à la complexité accrue depuis ces dernières années, aussi bien en interne qu’en externe, dans un monde devenu globalisé, interconnecté, où la vitesse a pris le pas sur le temps long. Il faut désormais être capable de décider vite et bien au risque de ne plus être en mesure de décider.
Des organisations de gouvernance pour des projets d’entreprise.
Derrière la diversité des organes de gouvernance, qui ne facilite certes pas la compréhension de la mécanique de gouvernance d’entreprise, il faut voir une palette d’outils permettant de répondre, de façon adaptée, à une réflexion ouverte sur l’entreprise et sur son projet. En effet, chaque organisation de la gouvernance – exemple : conseil d’administration versus directoire et conseil de surveillance – répond à une logique d’entreprise précise et se doit d’être alignée sur la stratégie générale. La gouvernance n’est pas un sujet qui s’improvise, c’est un sujet qui se construit à la mesure des ambitions formulées et à la hauteur des enjeux définis. De la même manière, la gouvernance n’est pas un sujet statique et figé dans le temps, c’est un sujet qui grandit en même temps que l’entreprise et qui l’accompagne à chacun de ses stades de développement – dès la création et durant l’ensemble de ses projets d’avenir, dans les phases de croissance, comme dans les phases plus difficiles, voire de déclin.
Ainsi, quand on constate la profonde méconnaissance des rôles et des missions attribués à chacun de ces organes de gouvernance dans les entreprises, notamment de la part des responsables et dirigeants, il n’est pas déraisonné de souhaiter une plus grande diffusion de la connaissance sur le sujet. Derrière cet exercice pédagogique, il en va de l’avenir de nos entreprises. Mieux maîtrisée, la mécanique du gouvernement d’entreprise devient un allié du développement, en même temps qu’un gage de sérénité pour les parties prenantes de l’entreprise, en tête desquelles figurent les dirigeants.
Cantonner le pouvoir de la gouvernance à un exercice de stratégie d’entreprise.
La gouvernance d’entreprise, l’exercice du contre-pouvoir.
Une autre caractéristique de la gouvernance d’entreprise, qui la rend particulièrement complexe et difficile d’accès, est sa grande dépendance de la notion de pouvoir. Une caractéristique qui constitue probablement sa plus grande force comme sa plus grande faiblesse, son talon d’Achille le plus exposé. Le pouvoir, qui n’a de véritable limite que lorsqu’une force de dissuasion suffisante le prive d’agir en totale impunité, suppose des garde-fous. Il faut éviter de le laisser entre les mains d’un seul individu, surtout lorsqu’il s’agit de déterminer l’avenir d’une entreprise. Quelle limite du pouvoir a celui qui dirige seul ? Combien d’entreprises confient encore aujourd’hui l’intégralité du pouvoir à un seul et même dirigeant ? Peu sans doute dans les grands groupes, mais qu’en est-t-il des autres ?
Par ailleurs, l’isolement dans la gouvernance est une notion qui peut s’apprécier de différentes manières et pas seulement de façon simple et évidente. A titre d’exemple, quelle limite du pouvoir peut avoir un actionnaire majoritaire vis-à-vis d’un dirigeant salarié ? Et que dire du marché du private equity qui, sous couvert d’accompagner le travail des dirigeants et des autres instances de l’entreprise, finit par prendre le contrôle des entreprises dans lequel il investit ? Autre point. Le pouvoir pour s’exercer en complète intégrité doit être dépassionné. Quelles limites peuvent avoir ceux qui ont créé une entreprise vis-à-vis de ceux à qui l’on en a confié la gestion ? Comment régler un différend dans une entreprise familiale sans devenir un fils indigne, une épouse indigne, un vieillard gâteux ? Autant de questions qui peuvent faire sourire mais qui se posent au plus haut niveau des entreprises dont la gouvernance n’a pas été organisée.
La gouvernance d’entreprise, ce drôle de jeu de go.
La gouvernance peut être comparée à un jeu de go. Derrière une finalité du jeu apparemment simple – diriger l’entreprise, il existe en réalité une grande richesse combinatoire associée à une profondeur stratégique dépendante d’une puissante capacité d’influence. Aucun texte, aucun principe, aucune théorie, ne peuvent présager de l’exercice réel du pouvoir dans une entreprise. A chaque entreprise, son contexte de gouvernance et ses règles de pouvoir – à ce titre, les comparaisons internationales apportent un éclairage particulièrement intéressant puisqu’elles témoignent de gouvernances différentes au sein même de notre Europe des 27. De cet état de fait naît la vraie légitimité de la gouvernance, ce qui lui confère toute sa noblesse : l’exercice du contre-pouvoir.
En effet, tout l’enjeu d’une bonne gouvernance est d’arriver à restreindre au maximum l’exercice du pouvoir en totale impunité, passionné et partial, afin de proposer une alternative décisionnelle capable de porter le projet d’une entreprise, à travers des stratégies industrielles, humaines et sociétales ambitieuses et crédibles. Partant de là, peut-on réellement affirmer que la gouvernance s’exerce aujourd’hui dans nos entreprises de manière pure et parfaite ? Rien n’est moins sûr. La prédominance des intérêts, souvent financiers, dans bon nombre de gouvernances d’entreprise, prive les acteurs concernés d’agir dans le sens de l’entreprise. La gouvernance de l’entreprise durable trouve ici les fondements de sa complexité, dans l’ultime nécessité d’un désintérêt individuel au service de l’intérêt propre de l’entreprise, tout en gardant l’intérêt général en ligne de mire.
Comment se prémunir contre un dévoiement de la gouvernance et surtout comment arriver à créer l’alchimie vertueuse permettant à la gouvernance de jouer pleinement son rôle ? Derrière la question du contre-pouvoir, d’une nécessaire indépendance dans les décisions, apparaît en toile de fond la question de l’ouverture d’une gouvernance encore largement considérée comme une puissante oligarchie.
Sortir la gouvernance de l’oligarchie.
La gouvernance est un sujet d’initiés.
Ils sont dirigeants d’entreprise, fondateurs ou non, salariés ou non, administrateurs, indépendants ou non, représentants de fonds,… et ont en commun d’appartenir à cette caste si particulière, celle de la gouvernance d’entreprise. Ils sont l’incarnation du pouvoir dans l’entreprise. Ils dirigent, décident de l’avenir et déterminent les choix stratégiques qui occasionneront les succès ou les échecs de l’entreprise. Ils tiennent également dans leurs décisions, de façon indirecte mais bien réelle, le destin professionnel et, plus largement, la sérénité dans le travail de tous les collaborateurs engagés dans le projet de l’entreprise – de quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers parfois, selon la dimension de l’entreprise, ainsi que celle des partenaires – fournisseurs et sous-traitants tout autant concernés. Sans être forcément coupables, ils sont nécessairement responsables de la place occupée par l’entreprise dans l’échiquier monde et des conséquences associées – impact économique, impact social, impact environnemental.
Qui sont-ils ? Comment opèrent-ils ? Qu’est-ce-qui les caractérise ? Même si les dernières évolutions en la matière – loi Copé Zimmermann notamment – visent à transformer la donne, la gouvernance est encore majoritairement un sujet adressé par des hommes d’âge mûr – les trentenaires ne sont pas souhaités tandis que les quarantenaires se font rares – dans une logique de club de pairs, corporatiste – issus des mêmes formations, ayant suivi les mêmes parcours, voire partageant les mêmes obédiences – franc-maçonniques… C’est un doux euphémisme que de parler de manque d’ouverture et une réalité de dire que la consanguinité est de mise quand il s’agit de gouvernance.
La gouvernance, cette chambre des secrets.
Si rien n’est plus opaque que la gouvernance dans le monde de l’entreprise, tout est fait pour que cela reste ainsi. Derrière les scandales financiers survenus ces dernières années et associés aux rémunérations bien trop avantageuses de certains dirigeants, ce sont moins les montants que les modes et modalités de prises de décisions qui posent question. Ce sont en effet derrière les mêmes portes de ces conseils de la gouvernance – comité de direction, conseil d’administration, conseil de surveillance, directoire… -que se décident les rémunérations incriminées au même titre que se définit la stratégie de l’entreprise. Ainsi, au moins au même titre que ces sommes d’argent, ces parachutes dorés qui choquent l’opinion publique, combien de décisions stratégiques devraient être montrées du doigt, voire condamnées ?
Si les sociétés comme Enron, Andersen, WorldCom, Parmalat, en conséquence de leurs scandales financiers, ont permis d’ouvrir un peu le débat et de forcer la porte de la chambre des secrets, cela n’a servi qu’à retrouver la confiance des actionnaires et des investisseurs autour d’un marché plus réglementé et plus soucieux de la qualité des produits financiers. Aussitôt rassuré, le marché a autorisé la chambre des secrets à reprendre le cours de ses activités avec, comme seule obligation, un contrôle et un encadrement plus strict en matière de gestion des finances. Ce qui n’a pas permis d’élargir la table des débats, à plus de diversité, de mixité, de représentativité au grand dam d’une société impuissante – représentante des intérêts de toutes les parties prenantes de l’entreprise – qui aspirait à plus d’ouverture, de transparence et de changement pour répondre aux nouveaux enjeux du monde.
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Aujourd’hui, alors que de nombreuses entreprises sont en crise – les plans sociaux, fermetures d’usine, mises en redressement judiciaire touchent autant les grands groupes que les petites entreprises – et peinent à redresser la barre de la croissance dans un monde devenu à la fois extrêmement complexe et fragile, la remise en cause des us et coutumes en matière de gouvernance est plus que d’actualité et appelle un changement majeur. Un changement autour de la démocratisation profonde de la gouvernance d’entreprise qui ne peut que gagner à devenir plus intelligible, mieux partagée et plus ouverte. Mieux avertis, nous serons meilleurs et surtout plus forts pour jouer le jeu du nouveau paradigme mondial qui, pour l’heure, ébranle nos anciens modèles économiques, chahute nos entreprises et nous laisse plutôt impuissants. En transformant la chambre des secrets en table des débats, avec une plus grande diversité – mixité, formations, expériences, la gouvernance peut devenir un avantage concurrentiel et stratégique pour construire l’entreprise durable et responsable. Dans tous les cas, en s’ouvrant au monde et à son écosytème, la gouvernance se donnera les moyens de mieux comprendre, de mieux anticiper et de mieux répondre aux multiples défis qui jalonnent la vie d’une entreprise du XXIème siècle, quels que soient sa taille, son mode de gestion, son implantation, son projet industriel.
***Emeline Pasquier est une observatrice de l’entreprise et de la société, qui associe une double expérience en conseil en organisation et stratégie et en management en communication et développement durable. Elle dirige KUMIUT, société de conseil en communication et management du changement durable (www.kumiut.fr), et anime le blog Contribution Libre (www.contributionlibre.com). Elle est également membre du bureau de l’association Innovation Citoyenne et Développement Durable (ICDD).